Procès de l'accident du TGV d'Eckwersheim : le responsable de la sécurité de la conduite du train minimise sa responsabilité
Le procès du déraillement mortel du TGV Est à Eckwersheim, débuté il y a un mois, se poursuit ce mardi 2 avril devant le tribunal correctionnel de Paris avec l’audition de l’équipage de conduite. Le cadre transport traction est le premier appelé à la barre. Il était responsable de la sécurité de la conduite du train d’essai.
Ce mardi 2 avril marque un nouveau tournant dans le procès de l'accident de la rame d’essai de la LGV Est Européenne, qui avait fait onze morts le 14 novembre 2015. Après quatre semaines de débats, notamment marquées par l’audition de l’ancien PDG de la SNCF, Guillaume Pepy et de nombreux experts judiciaires, c’est désormais au tour des prévenus, poursuivis pour homicides et blessures involontaires, de se succéder à la barre du tribunal correctionnel de Paris. Les premiers à s’exprimer sont les trois membres de l’équipage de conduite, dont le cadre transport traction (CTT), à l’époque employé de la SNCF.
Francis L, 64 ans, est un homme grand, au crâne dégarni, à la voix tremblante. Un homme "marqué" décrit son avocat, maître Xavier Van Geit. Avant les questions du tribunal, il tient à prendre la parole. "Je souhaiterais exprimer aux victimes et aux familles des victimes mes regrets par rapport à ce tragique accident et à cette journée cauchemardesque. Il ne se passe pas une journée, une nuit sans que je pense à cet accident et aux victimes", a-t-il déclaré, en évoquant plus particulièrement certains de ses collègues décédés et les invités présents à bord. "Je pense aussi à toutes les personnes invitées à l’intérieur du train. La fille de la famille Mary avait 25 ans. Ma fille en a 23. Je peux comprendre leur souffrance. Toutes ces personnes étaient venues pour travailler ou pour passer une bonne journée. Et contrairement à ça, elles ont souffert ou perdu la vie. Je porte et porterai toujours en moi cette image de cet accident, de la douleur, de la souffrance des victimes."`
Quel a été le rôle de cet homme ? Le 14 novembre, la rame d’essai réalisait l’ultime test du tronçon de la nouvelle ligne à grande vitesse Est Européenne entre Baudrecourt en Moselle et Vendenheim dans le Bas-Rhin. À 15H04, au niveau d’Eckwersheim, elle a abordé une courbe à 265 km/h, bien au-dessus des 176 km/h prévus à cet endroit. Déraillant 200 mètres plus loin à une vitesse estimée de 243 km/h.
Vitesse excessive, freinage tardif. Des causes établies. Mais qui en porte la responsabilité ? C’est ce qu’attendent de comprendre les 89 parties civiles.
Le jour de l’accident, Francis L. avait pris place dans la motrice avant du train, aux côtés du conducteur titulaire et du pilote traction employé par Systra, chargé de renseigner le conducteur sur les particularités de la voie. Lui devait notamment donner les consignes de freinage et d’accélération. Un rôle central donc, dans un procès qui s’attache à comprendre la mécanique qui a conduit au drame.
Tâche complexe tant il apparait difficile de comprendre les missions et les méthodes de fonctionnement entre les différents personnels en charge des essais. Avant de détailler la marche de l’accident, la présidente tente justement de comprendre l’étendue des responsabilités de chacun. Interrogatoire quelque peu technique, mais révélateur.
"Quel est le rôle du CTT sur la campagne d’essai ? Est-ce écrit quelque part ? Est-ce qu’il y a des formations spécifiques aux essais ?", interroge-t-elle. "Il n’y a pas de formation par rapport aux essais. Il y a de la documentation, sur laquelle est écrit le rôle du conducteur et du CTT… On la récupère en discutant avec les collègues". "Un CTT à un rôle de formation sur les conducteurs qu’il supervise, en revanche rien n’est demandé par rapport aux essais" reformule la magistrate d’une voix calme, trahissant malgré tout une pointe de sidération. "Avez-vous le sentiment d’être un élément important de sécurité sur les essais ?". "Non, je suis un humain", répond-il. Avant de concéder : "avant cela, je n’avais jamais fait de campagnes d’essai en survitesse sur le TGV. Uniquement sur des tram-trains."
Francis L. a débuté ses fonctions en 2001, avant d’être affecté au TGV en 2012. Des années d’expériences, reconnues par sa hiérarchie et la SNCF, et pourtant. Le manque de formation, de documentation directement transmise aux salariés, tant sur le poste de cadre traction que sur la marche d’essai, de communication entre les équipes, semblent avoir pesé lourd dans les prises de décisions de la cabine de conduite. Après le drame, lors de sa garde à vue, ce dernier avait déjà expliqué : "il n’y a pas de référentiels qui définissent qui fait quoi pendant les essais". Des essais dont il assure ne pas avoir été associé à la préparation.
Concernant la ligne testée, "vous n’avez pas eu de documents précis sur son profil ?", reprend encore le tribunal. "Non". "Avez-vous eu des contacts avec Philippe B, pilote traction, avant la marche d’essai ?" "Non… Les documents étaient donnés à l’arrache. On n’avait rien. On était tous surbookés. On ne se voyait pas".
Ces déclarations en disent long sur le fonctionnement et les rapports entretenus entre la SNCF et sa filiale Systra, en charge des essais. Petit à petit, les contours fonctionnels d’une possible catastrophe se dessinent.
"Mon client n’a pas commis de faute. C’est difficile de faire porter la responsabilité à une personne physique d’un système dans lequel on l’a plongé. Si tout reposait sur l’équipe de conduite, il n’y aurait pas eu besoin de neuf semaines de procès", confie maître Van Geit.
Une stratégie de freinage "au doigt mouillé"
Vient ensuite le moment d’aborder les marches d’essais du 11 et du 14 novembre 2014 avec un sujet de crispation : la vitesse à qualifier. La demande de Systra était de mener ces essais en survitesse, 10% au-delà de la vitesse de conception de la ligne et non 10% de la vitesse de commercialisation.
Si la vitesse de commercialisation + 10% avait été retenue et non la vitesse de conception, l’accident aurait été évité à coup sûr, ont précédemment évoqué les experts.
Francis L. assure s’être opposé à cette procédure de validation. Il s’en était ouvert à travers la rédaction de rapports, sans que des réponses concrètes lui soient apportées par sa direction. "Pourquoi, alors que vous aviez cette conviction chevillée au corps, l’impression que c’est un élément de sécurité important, ça ne devient plus un point de repère au fur et à mesure de la circulation ?" demande le tribunal. Réponse : "J’avais l’impression de ne pas être suivi par l’entreprise".
Un objectif et une stratégie de freinage "au doigt mouillé" explicite la présidente. Elles feront l’objet de nombreux débats en amont et pendant la conduite entre les différents membres de l’équipage, est-il rappelé.
"On lui a demandé de s’affranchir de certaines règles, de ses propres repères", résume son conseil. Y compris sur la présence d’invités à bord du train. "Je n’étais pas du tout d’accord pour qu’il y ait des invités dans le train. On m’a répondu : Francis, ça a toujours été comme ça", confie-t-il à la barre.
"Il a un talent pour se défausser qui est extraordinaire", avance de son côté maître Gérard Chemla, avocat d’un grand nombre de parties civiles. "Il ne cesse de décaler son positionnement quand le tribunal lui soumet la preuve qu’il est en train de dire une sottise. Ce n’est jamais sa faute. C’est toujours la faute d’un autre… Il y a toujours des fautes humaines qui sont permises par des fautes structurelles. L’un n’empêche pas l’autre. Derrière l’incompétence collective, il y a de l’incompétence individuelle".
Après déjà trois longues heures d’audition, les explications du cadre SNCF deviennent plus confuses. A-t-il suffisamment anticipé cette stratégie de freinage ? A-t-il intimé l’ordre à son équipe de débuter le freinage au PK 401 ou au PK 402 ? A-t-il correctement suivi le freinage réalisé par le conducteur ? le briefing d'avant marche a-t-il été clair ? Le tribunal devient plus incisif. "Si l’on retrace la chronologie des auditions, vous vous contredisez, Monsieur L."
Le désormais retraité cherche ses mots, donne des explications confuses. Il met notamment en cause les appels qu’il a reçus dans la cabine de conduite émis depuis la voiture laboratoire par le chef d’essai. L’un deux dure 10 secondes entre deux freinages. Pour lui, cela a pu concourir à l’accident, le rendant inattentif.
"Au kilomètre 401, on voit que dans la cabine de pilotage, tout le monde se demande encore à quel moment il faut freiner", assène le procureur. Stratégie "hasardeuse". Stratégie "qui ne laissait aucune marge de sécurité". "Trouvez-vous que cela était opportun de ne se laisser aucune marge alors qu'il y avait plus de 50 personnes dans le train, dont les femmes et des enfants ?". "Je n'ai pas de réponse."
Considérez-vous que vous avez une part de responsabilité dans ce qui s’est passé, demande l’un des avocats de la partie civile ? "J’aurais dû faire plus de chambardements, proposer plus de choses. À ce niveau-là, je me reproche des choses."
Francis L., tout comme le conducteur du train et le pilote traction, encourt jusqu’à 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende. Pour rappel, la SNCF et de deux ses filiales dont Systra sont également poursuivies en tant que personnes morales pour homicides et blessures involontaires par maladresse, imprudence, négligence ou manquement à une obligation de sécurité. Leur audition est attendue la semaine prochaine. Le procès doit durer jusqu’au 16 mai.