Cinq couples de la communauté des gens du voyage confrontés aux juges châlonnais durant deux jours

« Je ne sais pas », et sa variante « je ne sais plus » sont peut-être les deux phrases qui ont le plus été entendues dans la salle Badinter du palais de justice de Châlons-en-Champagne ce lundi 3 mars 2025, quand il s’agissait de répondre aux questions de la présidente de l’audience. « J’ai commencé à noter une barre à chaque fois que je l’entendais, mais je me suis vite arrêté car il m’aurait fallu une ramette de papier pour tout inscrire », relève, au moment de requérir le ministère public.
Interpellations en septembre 2021
Au premier jour du procès des cinq couples, tous issus de la communauté des gens du voyage, sédentarisés à Romilly-sur-Seine, Châlons ou Saint-Gibrien pour les uns, vivant à l’époque Covid sur le camp improvisé du parking de l’ancien Décathlon zone des Escarnotières à Châlons pour d’autres, le ton est donné. Comme lors de leurs auditions menées en septembre 2021 pour les premières, puis au fil de l’information judiciaire ouverte, le silence, les approximations, les oublis voire les problèmes de vue sont légion dans ce groupe.
Tous sont renvoyés devant le tribunal correctionnel car ils auraient participé, à différents degrés, à une série de faits dans la Marne. Dans le détail, à divers vols (voitures, bijoux, numéraire…) ou tentatives commis entre décembre 2020 et mars 2021 à Reims, Courtisols, Livry-Louvercy, Sarry, Jâlons, ou Savigny-sur-Aisne dans les Ardennes… Mais aussi à une association de malfaiteurs, à des opérations de blanchiment, d’escroquerie ou encore à l’exécution d’un travail dissimulé, remontant parfois pour le début de la prévention jusqu’à 2015. Un « système organisé », dixit le substitut de la procureure Jean-Philippe Moreau, sur lequel la Brigade de recherches de Châlons et le groupe interministériel de recherches (GIR) de Reims ont enquêté, à base d’écoutes, de surveillances, de balisages automobiles, d’épluchage de comptes en banque…
Aux hommes, « la filière d’approvisionnement », aux femmes le blanchiment selon le parquet
Il en ressort que les hommes forment « la filière d’approvisionnement ». À eux « la coordination, les vols, l’utilisation de véhicules de guerre faussement plaqués », selon ce qui ressort de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Aux femmes – et « c’est rare de les voir comparaître aux côtés de leurs conjoints », souligne l’une de leurs avocates Me Focachon – le blanchiment. Ces épouses, le parquet les compare ainsi au roi Midas, dans la mythologie grecque : « Tout ce qu’elles touchent se transforme en or ». Et de citer cette peupleraie acquise en 2011 à 20 000 euros et cédée quelques années plus tard contre plus de 470 000 euros, ces voitures sur lesquelles elles parviennent à faire une plus-value à la revente, en dépit de la décote classique…
Ces investissements, plusieurs terrains à bâtir notamment, des véhicules aussi « évalués à plus de 100 000 euros » pour l’une des épouses, sont au nom de ces dames et ils ont pu être réalisés alors même qu’elles ne travaillent pas et que leurs compagnons, pour la plupart autoentrepreneurs dans la construction, ne déclarent que de très faibles revenus annuels. Toutes, moins une qui a fait état d’un emploi à un moment, vivent en 2020-2021 des aides sociales.
Trois d’entre elles les perçoivent même en tant que mères célibataires et c’est ce qui pose problème au parquet : « Ils se disent « je t’aime », se donnent du « mon mari, ma femme » sur les écoutes, refont un enfant ensemble, sont retrouvés dans la même chambre d’hôtel ou le même lit lors de leur interpellation en septembre 2021, mais ils sont parents isolés ! » « On n’est plus en couple, mais juste pour ce qui concerne l’aspect administratif obligatoire », tranche, grinçante, Me Gromek, pour les parties civiles, la Caisse d’allocations familiales en tête. « Avec eux, c’est magouille sur magouille sur magouille ! », observe finalement le substitut pour résumer le dossier.
Personne ne reconnaît rien, pas même sa présence sur une photo
Oui, mais voilà. Dans ce dossier, pour lequel tous les hommes sont passés par la case détention provisoire, jusqu’à huit mois, personne ne reconnaît quoi que ce soit, si ce n’est, du bout des lèvres, de ne pas avoir déclaré certains revenus. Personne parmi les prévenus ne se connaît d’ailleurs, en dehors des relations évidentes qu’ils ne peuvent nier, soit la fratrie composée de deux sœurs et un frère, et les couples entre eux. Personne ne se reconnaît non plus sur les photos prises par les enquêteurs sur le camp de l’ex-Décathlon, devant un garage à Fagnières, ou sur les images captées par la vidéosurveillance d’une maison cambriolée. Non, vraiment, les dix prévenus n’y sont pour rien dans cette affaire « montée », où « l’on a refait l’histoire à sa sauce », dixit la défense.
La défense démonte les actes d’enquête
« On a l’impression qu’un seul modèle est acceptable et que, si on en dévie, on est forcément délinquant, commente ainsi Me Bonnat. Vous devez admettre que ma cliente et sa communauté vivent un peu autrement, que la ressource est partagée, et si vous ne le faites pas, vous allez commettre une erreur judiciaire. » Ils sont sept avocats des barreaux de Châlons, Reims, Haute-Marne, Dijon et même Paris et Lyon, à plaider en ce second jour d’audience, mardi 4 mars 2025. Et tous, tour à tour, pendant près de six heures, sollicitent la relaxe en « démontant » le renseignement anonyme initial, l’enquête, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal ou encore les réquisitions.
Renseignement anonyme, erreur de ligne, interpellations tardives…
Des éléments de téléphonie jusqu’à la couleur du gant retrouvé dans la Renault Clio qui a servi à plusieurs cambriolages, retrouvée immergée dans le canal à Sept-Saulx, la défense a tout épluché pour démontrer que la procédure ne tenait pas, « de A à Z ». L’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, soit les conclusions du juge d’instruction, a été des plus critiquées. « Incompréhensible », « indigeste », « cas d’école pour les élèves avocats », les défenseurs s’en sont donné à cœur joie mardi 4 mars 2025. Les photos, les déclarations des témoins ou encore les téléphones dormants au même moment les jours des vols, mis en avant comme points forts par le parquet, ont été contrebalancés par les « manquements » soulevés par les sept conseils : une mauvaise ligne téléphonique surveillée, le renvoi devant la justice d’un prévenu pour la participation à une association de malfaiteurs en vue de préparer un délit commise le 11 mars « alors que précisément le 11 mars, il n’y a rien de commis », soulève Me Busy, des interpellations survenues six mois après les derniers faits relevés, ou encore un problème dans les dates de prévention pour du travail dissimulé, allant de 2017 à 2021 pour l’un des mis en cause, alors que celui-ci n’a créé sa boîte qu’à partir de 2020… Bref, la liste de griefs des avocats est longue et « on n’a pas d’ADN, ni de trace papillaire ou génétique, pas de fadette non plus, bref, aucun élément classique scientifique ! », abonde Me Screve pour appuyer le propos de ses confrères. Même le renseignement anonyme « pas si anonyme », qui a permis de lancer les investigations, a été remis en cause. Il s’agit en fait d’un gendarme. « Pourquoi il n’enquête pas ouvertement ? C’est un infiltré ? Ça aussi, c’est un concept », a ironisé Me Tribolet, avant que sa consœur Me Serre n’interroge, pour pointer une nouvelle lacune dans le dossier : « Il cite quatre individus et on enquête sur seulement deux d’entre eux, comment on l’explique ça ? »
Les conseils se relaient ainsi face aux magistrats pour défendre, et c’est bien là leur rôle, leurs clients, mais aussi pointer les « manquements », les « incertitudes » voire les « aberrations » de ce dossier. Ils visent notamment le parquet « supposé être un et indivisible, mais divisé en ce qui concerne Châlons, car il n’est pas d’accord avec lui-même », tacle Me Brazy. Le précédent substitut sur ce dossier avait en effet « requis par écrit un non-lieu, au motif qu’il n’y a aucun comportement suspect de la part de mon client pour le vol de la Clio et il comparaît pourtant pour ça, alors que le dossier n’a pas évolué en un an. Cela devient difficilement compréhensible ».
Le ministère public, sans ciller, en prend pour son grade pendant de longues minutes. Me Serre enchaîne, soutenant mordicus que « ce n’est pas à la défense d’apporter la preuve de l’innocence mais au parquet d’apporter celle de la culpabilité, avant d’ajouter : Je ne peux pas comprendre qu’on demande des peines pareilles sans fondement juridique. Des hasards ne permettent pas de condamner, il faut des preuves tangibles. Le doute doit leur bénéficier », étaie-t-elle avant que son confrère Me Screve n’insiste : « C’est le moment de la rigueur et d’accepter la règle du droit pour éviter de rester sur le chemin de la justice inaboutie. »
Juge d’instruction, enquêteurs et ministère public apprécieront. Le tribunal rendra sa décision mercredi 21 mai 2025, à 14 heures.