Enquêtes internes et preuve du harcèlement
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Cass.soc. 29 juin 2022, n°21-11.437
Cass.soc. 19 juin 2022, n°20-22.220
Cass.soc. 1er juin 2022, n°20-22.058
Rappel : l’aménagement de la charge de la preuve pour le salarié qui dénonce un harcèlement
On évoque bien souvent le régime probatoire qui s’applique aux litiges entre auteurs et victimes allégués de harcèlement, c’est-à-dire, en général, au salarié qui poursuit son employeur pour avoir subi un harcèlement.
Dans ce cas, l’article L.1154-1 du Code du travail allège la charge de la preuve de la victime alléguée en prévoyant 3 étapes :
- D’abord, le salarié qui se prétend victime d’un harcèlement doit simplement « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement » : le salarié n’a pas à prouver que ces faits constituent un harcèlement. Les éléments de faits présentés par le salarié doivent être précis et concordants(Cass. soc., 9 oct. 2013, n° 12-22.288).
- Ensuite, le défendeur (généralement l’employeur, mais il arrive qu’un collègue soit personnellement poursuivi aux prud’hommes) doit en revanche « prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. »
- Enfin, le juge forme sa conviction « après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles ». Il doit examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits et apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral (Cass. soc., 9 déc. 2020, n° 19-13.470). Il ne peut pas procéder à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par le salarié (Cass. soc., 4 nov. 2021, n° 19-25.676).
Le retour au régime du droit commun pour l’employeur qui doit prouver la faute du harceleur
Mais on évoque moins souvent le régime probatoire qui s’applique aux litiges entre l’employeur et l’auteur allégué du harcèlement qui conteste la sanction disciplinaire que lui a infligée celui-ci, bien souvent un licenciement pour faute grave, comme dans l’affaire qui a donné lieu à cet arrêt du 29 juin dernier.
Dans ce cas, l’employeur, bien que ce soit lui cette fois qui allègue l’existence d’un harcèlement à l’encontre d’un ou plusieurs de ses salariés, ne bénéficie pas de l’aménagement de la charge de la preuve prévu par l’article L.1154-1 précité. En effet, ce régime ne s’applique qu’aux salariés victimes alléguées de harcèlement et l’on revient au droit commun en matière de contestation de licenciement : si en théorie la charge de la preuve ne pèse pas spécialement sur une partie, en pratique, c’est à l’employeur de rapporter la preuve des faits reprochés au salarié qu’il a sanctionné.
Or l’employeur est nécessairement pris par le temps pour réunir des preuves que bien souvent seule la victime alléguée qui s’est plainte auprès de lui détient ou est en mesure d’obtenir.
Les obligations de prévention et de sécurité ou l'urgence à réagir
Saisi d’une dénonciation de harcèlement par l’un de ses collaborateurs, l’employeur doit en effet immédiatement réagir et, éventuellement, sanctionner l’auteur du harcèlement.
En effet, rappelons que l’employeur est titulaire d’obligations de sécurité et de prévention, dont celle de sanctionner les auteurs de tels faits, tout ceci étant encadré dans des délais légaux dans le cas des lanceurs d’alerte :
- L’article L.1152-4 du Code du travail dispose que : « L'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral. »
- L’article L.1152-5 du Code du travail dispose que : « Tout salarié ayant procédé à des agissements de harcèlement moral est passible d'une sanction disciplinaire. »
- L’article L.1153-5 du Code du travail dispose que : « L'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d'y mettre un terme et de les sanctionner. »
- L’article L.4121-1 du Code du travail dispose que : « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :
1. Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1 ;
2. Des actions d'information et de formation ;
3. La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. »
- L’article L.4121-2 du Code du travail dispose que : « L'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :
1. Eviter les risques ;
2. Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;
3. Combattre les risques à la source ;
4. Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;
5. Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;
6. Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;
7. Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ;
8. Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;
9. Donner les instructions appropriées aux travailleurs. »
- De plus, la récente législation sur les lanceurs d’alerte (loi 2016-1691 du 9-12-2016, loi 2022-401 du 21 mars 2022, décret 2022-1284 du 3-10-2022) a renforcé ces obligations en prévoyant l’obligation, pour les employeurs d’au moins 50 salariés, d'établir leur procédure interne de recueil et de traitement des signalements contenant un canal de réception des signalements, des garanties d’indépendance, d’impartialité et de confidentialité, un accusé réception du signalement dans les 7 jours ouvrés de sa réception, la communication, dans un délai maximum de 3 mois après cet accusé réception ou délai de 7 jours, d’informations sur les mesures envisagées ou prises pour évaluer l'exactitude des allégations et, le cas échéant, de remédier à l'objet du signalement ainsi que sur les motifs de ces dernières.
Dans ces conditions, l’employeur doit pouvoir justifier avoir pris toutes ces mesures de prévention et notamment qu’il a pris des mesures immédiates pour faire cesser des faits qui pourraient constituer un harcèlement et qu’il a mis en oeuvre des actions d'information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral (Cass.soc. 1er juin 2016, n°14-19.702).
La plupart du temps, la situation n’est pas évidente à trancher et le salarié qui dénonce des faits de harcèlement ne dispose ni ne produit pas lui-même les preuves de ses accusations.
Néanmoins, c’est à l’employeur, au titre des obligations de prévention précitées, de diligenter lui-même une enquête interne, qu’il conduira directement et/ou avec l’aide des représentants du personnel et/ou d’un cabinet de consultants externes.
L'enquête interne mais pas que...
S’il est affirmatif, le résultat de cette enquête interne aura vocation à constituer un élément de preuve essentiel au soutien du licenciement prononcé par l’employeur, au cœur du contentieux judiciaire qui l’opposera éventuellement au salarié licencié.
Dans l’affaire ayant conduit à cet arrêt du 29 juin dernier, un conseiller clientèle, devenu directeur d’une caisse de crédit mutuel, contestait la loyauté de l’enquête ayant conduit à son licenciement pour harcèlements au motif que :
- Tous les témoins n’avaient pas été entendus ;
- Les deux salariées féminines qui avaient dénoncé les faits de harcèlements moral et sexuel avaient été auditionnées ensemble et non séparément ;
- Les compte-rendus d’audition n’étaient pas signés des témoins ;
- La durée de l’entretien avec le salarié accusé de harcèlement n’avait pas été précisée ;
- Les représentants du personnel n’avaient pas été saisis.
Se dessine en creux le mode d’emploi de ce qu’il faut éviter de faire.
Cependant, la Cour de cassation a confirmé que l’employeur peut produire un rapport d’enquête interne pour prouver la faute imputée au salarié licencié et a précisé que l’appréciation de la valeur probante d’une telle enquête relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond qui doivent :
- Ecarter les moyens d’enquête illicites utilisés par l’employeur
- Evaluer l’enquête au regard des autres éléments de preuve produits par les parties.
Cet arrêt incite donc les entreprises à ne pas se limiter au seul contenu du rapport d’enquête interne et à collecter d’autres éléments de preuve qui en corroborent les conclusions, tels que des attestations de témoins conformes aux prescriptions de l’article 202 du Code de Procédure Civile (à télécharger ici) .
La Cour de cassation avait déjà admis que l’employeur :
- Peut choisir de n’entendre que la moitié seulement des collaborateurs alors que la lettre de licenciement reprochait un harcèlement moral commis envers « tous » ses collaborateurs (Cass.soc. 8 janvier 2020, n°18-20.151).
- N’est pas tenu d’associer les représentants du personnel à la conduite de l’enquête (Cass.soc. 1er juin 2022, n°20-22.058). Dans cette affaire, l’enquête avait été confiée à la direction des ressources humaines et 8 personnes seulement avaient été interrogées, sur les 20 composant le service et sans que soient connus les critères objectifs ayant présidé à la sélection des témoins.
- Peut mener l’enquête à l’insu du salarié mis en cause (Cass.soc. 17 mars 2021, n°18-25.597), sans que cela en fasse un moyen de preuve déloyal comme issu d'un procédé clandestin de surveillance de l'activité du salarié. Une telle enquête n’est pas soumise aux dispositions de l'article L. 1222-4 du code du travail qui interdit de collecter des informations concernant personnellement un salarié par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance.
- Peut n’avoir pas donné accès à son dossier au salarié mis en cause (Cass.soc. 19 juin 2022, n°20-22.220) : « Le respect des droits de la défense et du principe de la contradiction n'impose pas que, dans le cadre d'une enquête interne destinée à vérifier la véracité des agissements dénoncés par d'autres salariés, le salarié ait accès au dossier et aux pièces recueillies ou qu'il soit confronté aux collègues qui le mettent en cause ni qu'il soit entendu, dès lors que la décision que l'employeur peut être amené à prendre ultérieurement ou les éléments dont il dispose pour la fonder peuvent, le cas échéant, être ultérieurement discutés devant les juridictions de jugement. »
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La tâche de l’employeur est lourde et sa responsabilité est grande. Il doit se faire lui-même juge de la situation, avant les Juges. Et contrairement à ces derniers, lui n’a pas le droit à l’erreur !
Car si les juges ont une appréciation différente de la sienne des éléments de faits révélés par l’enquête, il devra indemniser le salarié licencié.
C’est pourquoi, nonobstant toutes ces décisions plutôt favorables aux employeurs, ces-derniers auront tout intérêt à :
- associer un temps soit peu à l’enquête les représentants du personnel lorsqu’ils existent ;
- externaliser tout ou partie de l’enquête ;
- auditionner ou faire auditionner le panel de salariés le plus large possible ;
- ne pas seulement recueillir des témoignages anonymes ;
- recueillir des attestations de témoins en bonne et due forme ;
- inviter les témoins à fournir s’ils le peuvent des éléments précis, circonstanciés, factuels et objectifs et datés ;
- collecter loyalement des pièces autres (SMS, courriels, etc.) ;
- rendre la procédure d’enquête contradictoire en entendant le salarié mis en cause au moins une fois avant d’entamer la procédure disciplinaire et lui offrant par écrit la possibilité de se faire assister à ce premier entretien, qui précèdera éventuellement l’entretien préalable disciplinaire (même s’il sert à cela en principe …) ;
- le tout sans laisser filer le délai de la prescription disciplinaire de 2 mois à compter de la « découverte » des faits (qu’on prendra soin de dater au terme de la restitution de l’enquête interne, dont on aura donc précisément défini les étapes).
A noter que ces arrêts qui assouplissent le régime probatoire s’inscrivent dans un mouvement plus large de la Cour de cassation visant à réaffirmer le droit à la preuve et à la défense, et notamment des employeurs, en admettant la recevabilité de preuves illicites, mais obtenues loyalement :
- Cass.soc. 25 novembre 2020, n°17-19.523 : estimant que l’illicéité d’une preuve contenant l’adresse IP du salarié découlant du défaut de déclaration à la CNIL ne rend pas celle-ci automatiquement irrecevable ;
- Cass.soc. 30 septembre 2020, n°19-12.058 : admettant pour la première fois qu'un employeur peut licencier un salarié sur la base d'éléments publiés sur son compte « privé » Facebook, dès lors qu'il n'a eu recours à aucun stratagème pour les obtenir et reconnaissant que, sous réserve d'avoir été obtenue loyalement, la production d'éléments tirés de la vie privée du salarié est légitime à la condition que l'atteinte ainsi constatée soit proportionnée à la protection d'un intérêt particulièrement légitime de l'entreprise.
Etant rappelé qu’une cour d’appel ne peut pas rejeter des débats des pièces provenant de l’agenda électronique d’une salariée, disponible sur son ordinateur professionnel, sans rechercher si ces pièces ont été identifiées comme étant personnelles par leur auteur (Cass.soc.9 nov. 2022, n°20-18.922).
Inversement, il a récemment été jugé qu’une cour d’appel ne pouvait pas décider que le salarié n’a pas commis une faute grave en transférant plus de 250 courriels professionnels sur sa messagerie professionnelle après réception de sa convocation à un entretien préalable au licenciement (Cass.soc. 9 nov. 2022, n°21-18.577).
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En résumé, l’enquête interne, même imparfaite, est une nécessité qui ne se suffit pas à elle-même.